Récit du débarquement du général français Jean Hardy et ses troupes au Cap-Haïtien lors de l'expédition Leclerc


Armée de Saint-Domingue.
Le général de division Hardy, commandant au Cap Français, à sa femme.

19 pluviôse, an X (8 février 1802).

Nous avons fait une traversée fort pénible jusqu’à 150 lieues de Brest. De là à Saint-Domingue, nous avons eu le plus beau temps et la plus agréable navigation du monde.

Je n’ai pas eu le mal de mer, mais j’ai souffert de ma blessure, qui voulait se rouvrir. Un coup de bistouri a fait sortir deux esquilles. Six jours après, je me portais aussi bien qu’à mon départ de Paris.

Nous sommes arrivés devant le Cap le 15 pluviôse. Je me suis approché des forts qui défendent l’entrée du port. Je croyais qu’on allait me faire le signal d’entrer et que l’armée me suivrait ; mais il en a été tout autrement.

Le lendemain, je passai à bord de la frégate l’Uranie, ayant l’ordre de chercher un point de débarquement assez éloigné de la ville. Leclerc vint à mon bord avec le général Desfourneaux. Toutes les frégates de l’armée se rallièrent à l’Uranie.

Après avoir longtemps louvoyé, nous descendîmes dans l’anse à Margot. Je commandais l’avant-garde ; le débarquement s’est bien fait.

Trois de nos chaloupes ont échoué sur des bancs de sable, près du rivage. Les soldats sont entrés dans l’eau jusqu’aux aisselles et les nègres effrayés ont pris la fuite vers la montagne. Nous les avons poursuivis et battus. J’ai pris six canons.

Voilà le bulletin de ma première opération. Le lendemain, à cinq heures du matin, je me suis mis en marche, à travers les mornes, pour me rendre au Cap.

J’avais neuf grandes lieues à faire, avec des soldats qui n’avaient rien à boire ni à manger. Je me suis mis à pied à leur tête ; j’ai causé avec eux pendant toute la route, les encourageant à bien faire et les maintenant dans le plus grand ordre. Il le fallait, parce qu’à chaque pas nous étions entourés par des nègres armés, qui nous eussent fait le plus grand mal, si on les avait provoqués. Je parlai à ces malheureux, je les engageai à retourner chez eux, à y travailler paisiblement. Je parvins à me débarrasser, sans brûler une amorce, de 3 000 Philistins, qui auraient pu m’égorger, avec mes troupes, dans la montagne, sans que j’aie eu le temps ni le moyen d’en sortir.

La plaine commence à deux lieues du Cap. J’y entrai à la nuit et, de suite, je fus attaqué par quelques centaines de nègres, de mulâtres et de blancs mêlés ensemble, commandés par Toussaint-Louverture en personne. Une demi-heure m’a suffi pour les culbuter et les mettre en fuite.

Je continuai ma marche à la lueur des incendies ; les habitations de la plaine et la ville du Cap flambaient. Vision horrible ! Je frémis encore en l’évoquant. Enfin, j’arrivai dans cette cité malheureuse, à travers les cris, les hurlemens, le feu et la fumée. La ville brûlait depuis trois jours ; il ne reste pas une maison intacte. A peine avons-nous trouvé, Leclerc et moi, un coin pour nous abriter. Nous y resterons cependant, et, par la douceur, l’humanité, la persuasion, nous réussirons à sécher les larmes, à consoler les infortunées victimes du désastre.

Toussaint et son lieutenant Christophe se sont réfugiés dans les mornes. Déjà on nous dit qu’ils sont divisés. Nous sommes tentés de le croire en voyant la multitude des nègres qui les abandonnent et le peu de dispositions qu’ils prennent pour nous arrêter. Hier, les deux fils de Toussaint lui ont été envoyés. Ces jeunes gens pleurent et déplorent les cruautés de leur père. La loyauté et la grandeur d’âme du gouvernement français nous feront probablement des prosélytes et abrégeront nos travaux.

Je me suis avancé, hier, avec quelques bataillons, dans la plaine pour reconnaître le dégât ; il n’est pas grand. Ces misérables n’ont brûlé que très peu d’habitations. Leur fuite a été si précipitée qu’ils n’ont détruit que des huttes et des cases. Il n’en coûtera pas six francs pour reconstruire chacune d’elles.

Voilà où en sont nos affaires ; elles deviendront plus brillantes par la suite ; mais il y a encore beaucoup à faire.

Cette lettre devant être mise dans le paquet du général en chef, je me hâte de la terminer.

Remets les tiennes au général Olivier ou au général Pille, mes anciens collègues du Comité, que j’embrasse. Ils me les feront parvenir avec les paquets envoyés par le Premier Consul au général en chef. C’est le moyen le plus sûr et le plus expéditif.

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