Pour rendre une révolution utile, il faut, après s’être fait justice d’un tyran, frapper encore sur la tyrannie et lui ôter tous moyens de se reproduire. Tel a été le vœu ainsi que l’objet du peuple, en vous nommant pour lui donner une constitution.
Chargés par vous, citoyens, de recueillir les principes et les institutions les plus propres à fonder et à assurer la liberté et le bonheur de nos concitoyens, nous venons vous présenter le résultat de notre travail.
C’est une vérité incontestable, que le meilleur système de gouvernement est celui qui, étant le mieux adapté au caractère et aux mœurs du peuple pour qui il est fait, doit lui procurer la plus grande somme de bonheur. Mais il est également évident et certain, qu’il est des principes communs à toute bonne constitution. Le plus essentiel de ces principes est la séparation des pouvoirs, puisque leur concentration dans les mêmes mains est ce qui constitue et définit le despotisme.
Nous vous proposons donc, citoyens, d’établir un Sénat dont les membres seront élus, pour cette fois, par l’assemblée constituante, et seront pris, à l’avenir, parmi les fonctionnaires publics que le peuple aura désignés. Ainsi le Sénat sera composé de militaires qui se seront signalés par des services rendus à la patrie, et de citoyens qui, par leurs talens et leurs vertus, auront mérité la confiance publique.
Voyez quels avantages doivent résulter de cette institution. Nos lois ne seront plus l’expression du caprice et de la volonté d’un individu toujours porté, par ses passions, à séparer son intérêt particulier de l’intérêt général ; elles seront l’ouvrage d’hommes intègres et éclairés ; elles seront soumises à un examen sévère et à une discussion publique. Ceux qui les auront dictées comme sénateurs, seront forcés d’y obéir comme citoyens. Le peuple n’aura plus à craindre que l’impôt pèse sur lui au-delà de ce qu’exigent les besoins de l’État, parce qu’il aura dans ses représentans des défenseurs d’autant plus intéressés à le garantir à cet égard, que le poids porterait sur eux et leur famille.
C’est par la séparation des pouvoirs, citoyens, que les Américains sont devenus nombreux et florissans dans une progression tellement rapide, que les annales d’aucun peuple n’offrent un pareil exemple.
La séparation des pouvoirs a jeté sur l’Angleterre un éclat que n’ont pu ternir les défauts de son gouvernement.
Nous avons cru devoir vous proposer de composer le Sénat de vingt-quatre membres. Ce corps ne doit pas être trop nombreux, l’expédition des affaires en souffrirait : il doit l’être suffisamment pour que les lois se trouvent conformes, autant que possible, au désir et à la volonté du peuple.
La nomination aux emplois et aux fonctions de l’État, que nous avons attribuée au Sénat, sera toujours un des articles les plus essentiels dans toute constitution. C’est vouloir pervertir l’esprit public, c’est vouloir préparer l’esclavage de ses concitoyens, que de reconnaître au pouvoir exécutif cette importante attribution. Les fonctionnaires publics ne doivent point se considérer comme les créatures d’un individu ; tout doit au contraire leur rappeler qu’ils sont les agents et les délégués du peuple ou de ses représentans. Ainsi donc, en bonne théorie, et dans la pratique de tout gouvernement bien ordonné, le droit de nommer les fonctionnaires publics appartient essentiellement à la puissance législative.
Vous n’avez pas oublié ce que produisit sous Dessalines, cette prérogative de nommer aux places qui fut une de ses usurpations.
L’ambition et la cupidité s’emparèrent de tous les cœurs ; des hommes irréprochables jusqu’alors, consentirent, pour obtenir ou conserver un emploi, à se faire les suppôts et les agents de la tyrannie : d’autres devinrent, à la volonté du tyran, les instrumens de sa férocité.
Tous les chefs, il est vrai, ne ressemblent point à Dessalines ; mais en législation, on compte sur les principes et jamais sur les hommes.
Celui qui est chargé de faire des lois pour son pays écarte de lui toute passion, ainsi que toutes affections particulières ; le saint amour de la patrie remplit son cœur tout entier ; le moment présent n’est point tout pour lui ; son âme s’élance dans l’avenir ; il s’associe aux générations qui doivent lui survivre ; il veut que les lois politiques et civiles soient en harmonie avec les lois de la nature, parce qu’il se regarde comme l’organe et le ministre de cette Providence divine qui a créé l’homme pour qu’il fût heureux dans tous les temps.
D’ailleurs, citoyens, si nous déléguions au chef du gouvernement une portion seulement du pouvoir législatif, au lieu de travailler pour la liberté, nous établirions le despotisme. L’expérience ne prouve-t-elle pas que le pouvoir législatif tend sans cesse au relâchement, tandis que le pouvoir exécutif acquiert sans cesse une plus grande intensité de force ?
Nous vous proposons, citoyens, qu’aucune somme ne sorte du trésor public sans la signature du secrétaire d’État qui, placé auprès du Sénat, sera toujours prêt à lui rendre compte de ses opérations. Il est juste que le peuple, dont les contributions forment les revenus de l’État, soit instruit de l’emploi qui en a été fait. S’il en était autrement, si, comme dans les monarchies, le trésor public devenait le trésor d’un individu, la corruption s’introduirait jusque dans le Sénat. Les hommes étant partout les mêmes, ayons la modestie de croire que nous ne serons pas plus incorruptibles dans notre République, qu’ils ne le sont ailleurs.
Dans la situation où nous nous trouvons avec les autres gouvernemens, il est important de reconnaître au Sénat le droit d’entretenir les relations extérieures et de conduire les négociations. Nous devons rechercher la bienveillance et cultiver l’amitié de tous les gouvernemens ; en leur payant les égards et le respect qui leur sont dus, nous aurons droit d’espérer de leur part, un retour de procédés nobles et généreux.
En nous occupant du pouvoir exécutif, nous avons pensé que le titre modeste de Président était celui qui convenait le plus au premier magistrat de la République. Nous vous proposons qu’il soit élu pour quatre ans, et qu’il puisse être indéfiniment réélu. Nous vous proposons aussi qu’il ait le commandement de l’armée et qu’il nomme les commissaires près les tribunaux.
Ces pouvoirs et ces attributions qui excèdent ceux que possédait le Directoire exécutif de France, rendent extrêmement importante la carrière qu’il va parcourir. Déjà, nous entendons la voix du peuple qui lui crie :
« Nos représentans vous ont élu à la première magistrature de l’État ; ils ont voulu que vous en fussiez le premier citoyen. Honneurs, dignités, fortune, ils ont tout accumulé sur votre tête. Si vous le méritez, vous serez toute votre vie environné de l’éclat du commandement ; mais, contribuez à nous rendre heureux ! Rappelez-vous qu’il vient un moment où toutes les illusions des hommes se dissipent, et que lorsque vous serez arrivé à ce terme auquel la nature vous appelle, comme tout autre, vous ne trouverez alors de réel et de consolant que le témoignage d’une conscience irréprochable, ainsi que le souvenir des services rendus à la patrie. »
Dans l’article qui traite de la justice civile, vous trouverez des dispositions qui garantissent vos propriétés ; et dans l’article qui traite de la justice criminelle, vous trouverez des dispositions qui respirent l’humanité.
En reconnaissant à tout citoyen, le droit d’émettre et de publier ses pensées sur les matières de gouvernement, nous faisons de la liberté de la presse, le palladium de la liberté publique.
Gouvernés par de tels principes, obéissant à une constitution qui sera la boussole qui nous empêchera de nous égarer dans la route que nous avons à suivre, que nous manquer a-t-il pour être heureux ? Rien, citoyens, si nous savons user des bienfaits de cette Providence divine qui nous a protégés dans toutes nos entreprises, et qui, en nous plaçant au centre de cet archipel, sous un ciel heureux, sur une terre de merveilleuse fertilité, semble nous avoir destinés à être le peuple le plus fortuné de l’univers.
Source : Études sur l'histoire d'Haiti (Beaubrun Ardouin)