Au Port -au -Prince, le 20 février 1815, an XII
ALEXANDRE PÉTION, Président d'Haïti
A Monsieur le Général PRÉVOST
MONSIEUR LE GÉNÉRAL ,
J'ai reçu la dépêche dont Votre Excellence m'a honoré le 10 du présent
mois, qui m'a été remise par M. le général DUPONT, accompagné de MM. DESSALINES, FERRIER et EDOUARD MICHAUX, députés près le Gouvernement de la
République à cet effet. J'ai également reçu les paquets contenant les divers
actes qui accompagnent la dépêche de Votre Excellence.
Ma conduite et mes principes, Monsieur le général, ont toujours été basés
sur l'amour le plus pur de ma patrie et de mes concitoyens; dans toutes les circonstances de notre révolution, j'ai concouru d'une manière constante et remarquable à combattre les ennemis de notre liberté et de notre repos ; j'ai
toujours porté dans mon cœur une haine prononcée contre la tyrannie, et
j'ai plus mérité la confiance du peuple que je ne suis allé au-devant d'elle,
en me chargeant de le guider dans la marche orageuse des événements qui
nous ont sans cesse environnés et dont j'ai eu le bonheur de le délivrer par
mes efforts et son généreux concours. Je me regarde comme son ouvrage et
l'homme de la nation, je ne m'appartiens pas à moi-même, je suis tout entier à la patrie, prêt à dévouer ma vie pour elle, toutes les fois qu'elle
l'exigera.
Je sens parfaitement, Monsieur le général, la nécessité de résister par une
masse à toute invasion projetée ou exécutée de la part des Français : dans
toutes les parties de mon commandement elle se trouvera prête au premier signal d'alarme. Le salut de tous commande à tous leur devoir : il est inné dans
l'âme de chaque Haïtien. L'indépendance ou la mort sont son cri de ralliement : sa liberté, ses droits sont sa propriété inaliénable ; il les défendra au
péril de sa vie ; ainsi le feront, je l'espère, nos frères du Nord. C'est notre
devoir le plus sacré, il ne peut exister de doute à cet égard, ce doute dés
honorerait des hommes libres, qui, maîtres d'eux-mêmes, liés par le même
sort et par le même intérêt, ne peuvent reconnaître des traîtres parmi eux.
Ce concours de forces et de défense est si naturel, les localités du pays si
connues par les indigènes, que sur quelque point que l'ennemi paraisse il sera
terrassé, et que la division entretenue parmi nous par le général CHRISTOPHE
disparaîtra, quand ses moyens de l'exercer cesseront : c'est à cette époque
qu'il en acquerra la preuve.
Vous me parlez, Monsieur le général, d'amnistie, de pardon, d'oubli du
passé, d'autorité paternelle, de monarque, de grades, de distinctions, de
titres de noblesse héréditaire. Nous étions bien éloignés de ces idées bizarres
et inconvenantes, quand je sollicitai le général CHRISTOPHE à sortir du Cap,
pour se soustraire à la potence, et quand je réveillai sa méfiance contre les
Français qu'il connaissait si mal , que peu de temps avant il avait confié son fils [Ferdinand Christophe] au général BOUDET pour le conduire en France. Vous ne me parlez pas de cette époque dans votre dépêche ; elle eût imposé silence aux calomnies que
vous répandez sur mon compte et sur mes principes ; elle eût détruit le plan
ormé par le général Christophe, qui, ne pouvant nous asservir par la force
des armes, veut nous porter à nous entr'égorger pour l'exécution de ses projets et pour assurer sur sa tête cette couronne dont il est bien plus occupé
qu'il ne l'est des Français. Il ignore que nous sommes tous éclairés sur nos
véritables intérêts, que tous les moyens de séduction pour nous tromper
sont usés, que nous sommes et voulons être libres, et que nous ne reconnaissons pas de maitres et ne voulons pas de rois, quels qu'ils soient.
Le gouvernement républicain est le premier que nous ayons adopté à l'expulsion des Français ; c'est celui qui convient à notre situation, à notre état,
à des hommes à peine délivrés du joug de l'esclavage et des préjugés. Nous
ne sommes pas encore rassasiés des douceurs de la liberté. Le général DESSALINES, dont le début fut énergique et dirigé vers le bien, se laissa bientôt
corrompre quand il se fut couvert du manteau impérial. Ses premiers coups
furent essayés sur les chefs de l'État ; chacun se tint éveillé et participa d sa
destruction. Le général CHRISTOPHE, comme les autres, a senti la nécessité
d'un gouvernement plus doux et plus humain et dont le premier magistrat
ne fût pas au-dessus des lois. On forma des assemblées, on convint de faire
une Constitution qui serait la pierre angulaire de notre sécurité future: Le
Port-au-Prince fut choisi, les députés du Nord, de l'Ouest et du Sud s'y
rendirent et la proclamèrent. Elle appela le général CRISTOPHE à la Présidence. Cette Constitution existe, elle est publique et signée de toutes les parties, elle exprime la volonté de l'universalité des Haïtiens. Quel est celui
qui s'est soulevé contre elle , qui s'est mis en rébellion ouverte contre la loi ,
qui l'a attaquée et a fait répandre tant de sang pour la détruire ? Ce n'est
pas le peuple du Nord, mais bien un seul homme, le général CHRISTOPHE.
Ce ne sont pas des assertions, des « on dit, » des aveux d'un Espagnol que
nous ne connaissons que par l'assassinat du brave général ETIENNE ALBERT.
Ce sont des faits sans réplique et que tout l'art de Votre Excellence à seconder les vues du maître auquel elle a tout sacrifié, ne peuvent contredire.
C'est cependant lui qui veut bien nous pardonner, nous élever à la noblesse
héréditaire et nous décorer de ses ordres. Nous ne connaissons d'autres
ordres, d'autre noblesse, d'autre distinction, que les vertus et l'amour de la
patrie. Nous détestons tous ces titres inventés par l'orgueil, et qui ne marchent que comme le cortège de la servitude et de l'abaissement. Je rapporte
à Votre Excellence les premiers jours de nos malheurs, l'attaque et l'incendie du territoire du Port-au-Prince, le 1er janvier 1797, dont le général
CHRISTOPHE fut l'agresseur, sans égard aux députés de la partie du Nord qui
étaient parmi nous, et dont je renvoyai une partie après le siège : d'autres
ont préféré rester et sont encore environnés de la considération qu'ils méritent. Que de sang n'a-t-il pas été répandu depuis cette époque ? que
d'Haïtiens, morts victimes des dissensions civiles , l'Etat n'a-t-il pas perdus
pour sa défense, en cas d'invasion des Français ? sur qui frappe cette grande
responsabilité envers la nation, envers l'humanité ? le général CHRISTOPHE
prétendrait-t-il la faire retomber sur moi ? que peut toute sa perfidie contre ces immuables vérités ? Ce n'en était pas assez ; il fallait par un coup décisif
enlever le Port-au-Prince, coûte que coûte, pour compléter sa vengeance ; il
a fondu sur nous avec rapidité, en mars 1812. Sa marche était précédée d'une
proclamation farouche et sanguinaire; il se comparait an lion. Quel présage!
Plaines du Cul-de-Sac, Sibert, Savane du Blond, environs du Port-au-Prince, vous attesterez à nos neveux la honte du général CHRISTOPHE et la
gloire des Républicains. C'est à vous cependant qu'on s'adresse, que l'on
peint comme désirant la paix avec CHRISTOPHE. Si j'avais la faiblesse d'y
consentir en mon particulier, quel compte vous rendrais-je du pouvoir que
vous m'avez confié ? C'est alors que je craindrais (ce serait avec raison) pour
vous l'avoir proposée. Mes actions sont aussi pures qu'elles sont publiques,
el c'est par cette même raison que je soumettrai au peuple les dépêches de
Votre Excellence et les propositions de son maitre. Il est juste que le peuple
soit juge dans sa propre cause, et je l'estime trop pour ne pas l'éclairer sur
ce qui le regarde.
Les Français, ainsi que tous ceux qui veulent nous subjuguer, savent trop
bien qu'ils ne peuvent y réussir qu'en nous divisant et en jetant un esprit
de méfiance entre nous. La perfidie fut toujours l'arme favorite des faibles
et des méchants; tout moyen, quelque infâme qu'il puisse être, leur convient,
s'il peut atteindre le but qu'ils se proposent. C'est la raison des écrits qui
nous parviennent de France. Dans ce sens, c'est l'arme dont se sert le général
CHRISTOPHE en répandant sur les hommes de couleur un venin qu'il distille
pour pouvoir les empoisonner, ne pouvant le faire par la force des poignards :
c'est ainsi qu'après avoir été fidèlement servi par eux, ils les a indistincte
ment égorgés sans différence de sexe ni d'âge, après le siège du Port-au
Prince, et c'est à cette conduite atroce de sa part que nous devons la jonction de tout l'arrondissement du Mirebalais, et d'une partie des soldats de
ses lignes de l'Artibonite qui se sont révoltées à l'idée de voir immoler par
un crime inutile des êtres innocents, du même sang , qui venaient de se distinguer en défendant leur assassin, le général CHRISTOPHE. Temps d'OGÉ, de
CHAVANNE, avez-vous donc été oublié !
Je désirerais que Votre Excellence se fût plus catégoriquement expliquée sur
ce qu'elle appelle la mission de Tapiau... Ce raffinement de méchanceté m'é
tonnerait, si quelque chose de la part du général CRISTOPHE pouvait encore
m'étonner. Ce TAPIAU est un citoyen privé que je ne connais que par son
nom, et absent, peut-être, depuis plus de quatre années de ce pays, avec
lequel je n'ai jamais eu aucune communication . Votre Excellence croit-elle
que je manquasse de sujets près de moi à employer, sans avoir recours à
un homme isolé que je connais à peine, si j'avais eu quelque mission à faire
exécuter ? Cet excès de méchanceté m'indigne et ne mérite de ma part que
le mépris. Ma conscience et la pureté de mon cœur sont ma consolation
contre cette infernale machination.
Je conclus à dire à Votre Excellence qu'aux yeux de toute puissance raisonnable, c'est une chose des plus extraordinaires de voir un coupable offrir
de pardonner à un innocent ; que le général CHRISTOPHE n'a aucun droit sur
nous ; que je connais trop le peuple que j'ai l'honneur de commander, pour
croire qu'il veuille d'une paix royale ; que nous ne reconnaissons ni ne voulons de maîtres ni de rois; que c'est en vain que le général CHRISTOPHE,
oubliant ses propres intérêts, prétend encore à faire verser du sang haïtien
pour assurer sa couronne ; qu'il nous est trop connu pour que nous puissions jamais être ses dupes, et que tous les ressorts de sa politique à notre égard sont détruits. Votre Excellence peut l'assurer que nous ne voulons pas plus
des Français que de lui, que nous avons juré à Dieu, à l'univers, à nous
mêmes, sur la lame de nos sabres, sur la pointe de nos baïonnettes, de ne jamais nous rendre ni nous soumettre à eux ; que nous les combattrons sous
toutes les formes, sur tous les points, et que nous conserverons notre indépendance et notre liberté, ou que nous saurons mourir.
A l'arrivée de l'armée française, j'espère que tous les prestiges de la
royauté s'évanouiront devant le danger commun, et que, malgré le général
CHRISTOPHE lui-même, nous ne ferons qu'une seule et même famille de frères
et d'amis, et ce sera vraiment la grande famille haïtienne. Je ne me tiendrai
certainement pas à l'écart, et l'on me verra où l'on m'a vu toujours : au poste de l'honneur.
J'ai l'honneur, etc.
Signé : PETION
Source : Recueil général des lois et actes de gouvernement d'Haïti